8
Ils revinrent à Santa Leona à onze heures moins le quart et s’arrêtèrent à une station-service sur Broadway. L’endroit était fermé pour la nuit, l’unique lumière étant celle du distributeur de boissons.
Roy chercha de la monnaie dans sa poche. « Qu’est-ce que tu veux ? C’est moi qui offre. »
— J’ai de l’argent.
— Tu as payé le dîner.
— Bon… d’accord. Un jus de raisin.
Ils restèrent un moment silencieux, le temps de vider leurs verres.
— C’est une super nuit, n’est-ce pas ? dit finalement Roy.
— Ouais.
— Tu t’es amusé ?
— Bien sûr.
— Moi, je me paye sacrément du bon temps, et tu sais pourquoi ?
— Pourquoi ?
— Parce que t’es là.
— Ouais, répliqua Colin, ne manquant jamais de se dévaloriser, je suis toujours le boute-en-train de la compagnie.
— Je le pense vraiment. Un mec ne pourrait pas trouver meilleur copain que toi.
Cette fois-ci, la rougeur de Colin fut due autant à la fierté qu’à l’embarras.
— En fait, continua Roy, tu es mon seul ami, et le seul dont j’ai besoin.
— Tu as des tas de copains.
— Ce ne sont que des connaissances. Il y a une grande différence entre les amis et les connaissances. Jusqu’à ce que tu arrives dans la ville, je n’avais pas vraiment d’amis.
Colin ignorait si Roy disait la vérité ou s’il se moquait de lui. Il n’avait pas l’expérience pour en juger, personne ne lui ayant jamais parlé comme Roy venait de le faire.
Roy reposa sa bouteille de coca à moitié vide et sortit un canif de sa poche. « Je crois que le moment est venu. »
— De quoi ?
Debout à la lumière douce de la machine à boissons, Roy ouvrit le couteau, posa la pointe sur la partie charnue de sa paume, et appuya suffisamment fort pour se faire saigner ; une seule grosse goutte, telle une perle cramoisie. Il pressa la plaie minuscule jusqu’à ce que le sang coule le long de sa main.
Colin était sidéré. « Pourquoi t’as fait ça ? »
— Tends ta main.
— Tu es fou ?
— On va le faire exactement comme les Indiens.
— Faire quoi ?
— On va être frères de sang.
— Nous sommes déjà amis.
— Être frères de sang, c’est beaucoup mieux.
— Ah ouais ? Pourquoi ?
— Lorsque nos sangs se seront mélangés, nous ne serons plus qu’une seule et même personne. À l’avenir, tous les amis que je me ferai deviendront automatiquement les tiens. Et inversement. On restera toujours ensemble, jamais séparés. Les ennemis de l’un seront les ennemis de l’autre, et nous serons donc deux fois plus forts et deux fois plus intelligents que n’importe qui. On ne se battra jamais seul. Ce sera toi et moi contre le putain de monde entier. Et le monde a intérêt à faire gaffe.
— Tout ça à cause d’une satanée poignée de main ?
— L’important est ce que symbolise la poignée de main. Elle représente l’amitié, l’amour et la confiance.
Colin ne pouvait détacher son regard du filet écarlate qui dégoulinait le long de sa paume et de son poignet.
— Donne-moi ta main.
Colin était en émoi à l’idée d’échanger son sang avec Roy, mais il était assez délicat. « Ce couteau n’a pas l’air propre. »
— Mais si.
— Tu peux attraper un empoisonnement du sang à cause d’une coupure sale.
— Si c’était le cas, est-ce que je me serais coupé le premier ?
Colin hésita.
— Bon Dieu, dit Roy, le trou ne sera pas plus grand qu’une piqûre d’épingle. Maintenant, donne-moi ta main.
Colin tendit à regret sa main droite, paume vers le haut. Il tremblait.
Roy la saisit avec fermeté et mit la pointe de la lame sur sa peau.
— Ça va piquer pendant juste une seconde.
Colin n’osait parler de peur que sa voix ne chevrote.
La douleur fut soudaine, vive, mais brève. Colin se mordit la lèvre, résolu à ne pas crier.
Roy replia le couteau et le rangea.
De ses doigts tremblants, Colin pressa la plaie jusqu’à ce qu’elle saignât abondamment.
Roy glissa sa main ensanglantée dans celle de Colin. Son étreinte était ferme.
Colin la lui serra de toutes ses forces. Leur chair humide produisit un gargouillis à peine audible.
Ils se tenaient devant la station-service déserte, dans l’air frais de la nuit chargé de relents d’essence, à se regarder dans les yeux, à respirer le souffle de l’autre, et ils se sentaient forts, hors du commun et farouches.
— Mon frère, dit Roy.
— Mon frère.
— Pour toujours.
— Pour toujours.
Colin se concentra intensément sur la piqûre d’épingle dans sa main, essayant de percevoir le moment précis où le sang de Roy se mettrait à couler dans ses propres veines.